Article émanant de l’Ecole d’Application de l’Infanterie

Le centurion sur le limes, voilà presque deux mille ans, le capitaine du Walsh Irlandais au dix-huitième siècl (1), celui de la Vieille Garde de l’Empereur ou, récemment, d’un GTIA d’infanterie à Kaboul ou en Côte d’Ivoire ont bien des choses en commun. Avant l’engagement s’adressant à leurs hommes, bleuets ou briscards (2), ils ont bien dû leur parler d’honneur, d’enseignes ou de drapeaux, d’effort, de modes d’action et, enfin, du bonheur de la victoire. Les hommes demandent des ordres et du souffle. Aujourd’hui pourtant, l’idée du « fantassin de toujours » peut sembler changée par le bond technologique d’un soldat devenant « système combattant », gérant la gradation de la violence, avec une arme dont tous ses compagnons ne sont pas dotés, médiatiquement exposé, numérisé et ne voyant plus parfois son chef de groupe, à portée de radio. Les qualités qu’on lui demande sont-elles toujours les mêmes dans le contexte des opérations de stabilisation ?

Les qualités d’endurance physique, de solidité psychologique et de cohésion sont pérennes car, si elles s’expriment de manière « moderne », elles restent liées à la fois aux nécessités d’occupation du terrain dans la durée et aux qualités de cœur qu’implique le service des armes dans une situation d’imbrication avec la population.

Si le fantassin doit tenir physiquement dans la durée sur le terrain qui lui est donné, il lui faut aussi un supplément d’âme et de force morale pour soutenir son engagement et surtout, connaître sa place dans une manœuvre où la victoire est d’ordre psychologique.

L’engagement physique, fondé sur la rusticité et sur l’agilité, caractérise le combat du fantassin depuis toujours pour dépasser les limites fixées par les contraintes de la présence sur le terrain dans la durée.

On pourra certes dire que les équipements d’aujourd’hui soulagent bien des peines. Le goretex préserve le corps d’un certain niveau de froid et d’humidité. On aura raison. Sans cela, comment admirer les exploits « des bandes que Napoléon a ramenées de Russie » (3) et la résistance des poilus des tranchées de 1914-1918. Les soldats, jusqu’à la seconde guerre mondiale, proviennent essentiellement des campagnes et le terme rustique les qualifie bien.

De là à en rester au regret de ces temps héroïques… Aujourd’hui comme hier, toute manœuvre qui n’a pas pour but d’avoir un effet direct ou indirect sur un belligérant est suspecte.

Pour cela, il faut toujours s’appuyer sur le terrain, et tous les aspects de l’environnement, pour le contrôler sans le subir.

Si le citadin contemporain a plus rapidement froid, il ne doit pas moins lutter pour ne pas s’engourdir lorsqu’il observe de nuit en avant du dispositif, tient un carrefour ou marche en infiltration en terrain difficile.

Que son équipement soit plus adapté ne change rien au fait que mieux il résiste aux conditions météorologiques, aux efforts physiques, mieux il pourra prendre l’ascendant sur son adversaire ou les belligérants du théâtre où il sert. Dans l’environnement de plus en plus souvent urbain, il faut toujours savoir courir, escalader, et, fait nouveau, tenir la ligne en contrôle de foule, dans la chaleur, aussi longtemps qu’il le faut.

L’aptitude à dépasser les sollicitations physiques habituelles est enfin gage de capacité opérationnelle. A la relève, ceux que le dispositif gêne cherchent la faille chez les nouveaux venus. C’était assez fréquent de la part des factions dans Mitrovica, au Kosovo comme en Côte d’Ivoire. Mais aussi dangereux est le relâchement du troisième mois quand, fatigué et sûr de soi, on ne se baisse plus pour se poster, on cesse d’être vigilant. Une troupe physiquement en forme et soucieuse de s’entretenir sera plus concentrée. En tout cas, elle répondra plus facilement au souffle que son chef fera alors passer pour que chacun reste en éveil. D’ailleurs, un chef saura qu’il prend des risques en engageant une troupe fatiguée. Vouloir « en être » commande alors le maintien en condition. C’est ainsi que les compagnies cherchent toujours à faire bonne figure et se présenter sous leur meilleur jour. Elles « s’entradmirent » comme on le chante dans les Adieux du Bataillon de choc.

La recherche de l’ascendant psychologique demeure garante de l’adaptation du soldat à son environnement et de son caractère accrocheur au contact.

Il peut sembler bien difficile d’éviter le doute au soldat. Notre époque voit la multiplication des risques. Le mélange entre forces armées, belligérants, populations civiles, les règles de comportement, d’engagement, le suivi médiatique et la versatilité des opinions constituent un ensemble où la probabilité de fauter par manque de nuance ou d’être victime d’un retournement brutal de conjoncture est forte. La vulnérabilité des forces dans les imbrications décrites plus haut est grande. Les forces engagées en Irak en font l’expérience. Le risque de baisser les bras est grand.

Pourtant, la force d’âme du soldat reste la clé de la réussite d’une adaptation réussie au terrain. L’armée d’emploi actuelle semble de plus en plus à l’aise dans ce genre d’opération comme le montre la très bonne tenue des unités engagées dans la zone de confiance ivoirienne. Elle maintient à bout de bras le niveau de violence au plus bas.

Le réalisme des interventions dans les aires de responsabilité des compagnies montre que le fantassin français est toujours respecté et apprécié pour sa capacité à comprendre, à s’intégrer et à partager avec les personnes qui constituent son environnement.

Ainsi, la réputation des Français est bonne parmi les Afghans et, chez eux, malgré leurs nombreuses contradictions, les relations sont souvent le fruit d’un rapport affectif.

La furia francese, terme que l’armée d’Italie de Napoléon III a accroché à la réputation des soldats français, est toujours de mise. La capacité à mobiliser ses propres forces, ou à montrer « qu’on peut le faire », reste cruciale, notamment par la puissance de conviction. Les pourparlers dont les opérations extérieures sont gourmandes ne sont utiles que s’ils sont menés par ceux qui savent imposer leur volonté. Leur crédibilité vient de ce qu’ils sauront représenter : des guerriers sereins, profondément humains mais convaincants quant à leur volonté et leur capacité à employer la force.

La fraternité d’armes donne un sens profond à l’action et permet à chacun de servir en dépassant ses contradictions.

Le monde moderne est individualiste et les systèmes de forces sont multiples. A la ligne de fusils d’antan a succédé le groupe de combat avec ses armes diverses. Les moyens de transmissions, répartis jusqu’au soldat, alliés à la puissance des feux, poussent à la dispersion sur le terrain. On peut se demander si les fantassins d’aujourd’hui peuvent alors faire front de la même manière.

Les rapports actuels du centre d’entraînement au combat (CENTAC) montrent que la cohésion participe toujours à la réussite. Notamment tant qu’il y a des chefs pour commander des hommes qui ont le souci de se coordonner entre eux, une unité peut réagir, parfois en situation dite catastrophique. Ce que les anciens appelaient le caedes, c’est-à-dire le moment où une troupe se débande et fuit le contact, est la phase la plus meurtrière de la bataille. Une troupe soudée qui fait front pourra alors repousser le seuil de neutralisation ou de destruction. C’est le miracle des grenadiers de la campagne de France de 1814 qui emportent toujours des victoires malgré leur mouvement rétrograde et leurs faibles effectifs.

Cette fraternité sous le feu, ou de nos jours face à la pression des risques d’un théâtre, et au refus de la mort ou du déshonneur sans lutter est symbolisée par les drapeaux, les traditions, le Souvenir et la réalité de la solidarité.

Chaque homme qui a rejoint une unité de combat n’a jamais été un héros en soi. Heureusement d’ailleurs car la vie des unités aurait été bien difficile à vivre. La vie de soldat est faite de rites et empreinte de rapports hiérarchiques. Elle est rigoureuse mais, aujourd’hui comme auparavant, elle a la simplicité des hommes qui la peuplent. Napoléon qui tire avec affection l’oreille de son grognard est comme le chef actuel qui sourit au soldat à qui il demande des nouvelles de sa famille. Et ce n’est pas qu’une histoire de bons sentiments… Il doit en être ainsi pour que le jour J, personne n’ait le cœur à quitter le combat en laissant ses camarades !

Le progrès est adapté à une population moins rustique… Les modes de combats sont aussi plus empreints de technologie. On se demande même comment on absorbera le « gap » généré par ce progrès. Cependant pour être fantassin, tout citadin qu’on soit, il faudra toujours repousser ses limites physiques et psychologiques. En apprenant à se connaître, il faudra toujours affirmer son caractère. Enfin, l’esprit de corps permettra toujours de participer à la victoire, résultat d’une volonté adverse que l’on a surclassée.

Du degré d’exigence des chefs qui savent se faire suivre dépend le développement de ces qualités car la confiance est de trois ordres : confiance en ses chefs, confiance en ses armes et confiance en soi…

CDT LEGOUAILLE                                  CBA MARIOTTI
(EAI / Musée de l’infanterie)                             (EAI / DEP)

(1) Régiment d’Irlandais des armées du roi de France.
(2) Expressions de 1914, reprise par le journal L’Illustration, évoquant les jeunes conscrits et les anciens.
(3) Expression du capitaine Coignet dans ses Cahiers.